Tribune : “La préférence française pour les insiders” (Vincent Le Biez)

[Tribune parue dans Le Figaro le mardi 28 octobre 2014]

Vincent Le Biez est secrétaire national de l’UMP et secrétaire général de Droit au cœur. Il s’intéresse à l’efficacité de l’action publique et cherche à décrypter les discours politiques.

L’obtention par Jean Tirole du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel a été l’occasion de remettre au goût du jour ses propositions sur le marché du travail en France, qu’il avait déjà développées à l’occasion d’un célèbre rapport écrit avec Olivier Blanchard pour le Conseil d’Analyse Economique (http://www.cae-eco.fr/IMG/pdf/044.pdf).

Le constat est implacable : la France a organisé, au fil des années, un marché du travail dual avec d’un côté des insiders bénéficiant de protections élevées (CDI, fonctionnaires) et de l’autre côté des outsiders (intérim, CDD, temps partiel, chômeurs) qui absorbent la quasi-totalité des chocs économiques. C’est ce que l’on appelle traditionnellement la « préférence française pour le chômage » qui est en fait une « préférence française pour les insiders ».

Si beaucoup de progrès restent encore à faire dans la stabilisation du cycle économique, à travers des politiques macroéconomiques réellement contracycliques qui se distinguent du keynésianisme « vulgaire » qui fait florès dans notre pays, il subsistera toujours des variations conjoncturelles de l’économie, avec certaines périodes de croissance et de chômage faible et d’autres de stagnation et de chômage élevé. Partant de là, il est illusoire de penser qu’il est possible de protéger tous les salariés contre les soubresauts de l’économie et il est nécessaire de répartir le plus équitablement possible ce fardeau.

Un tel constat de bon sens est aujourd’hui mis à mal par la politique des bons sentiments, généralement adoptée par nos gouvernants, qui refuse de considérer les effets pervers que peuvent avoir certaines mesures en apparence généreuses. On ne critiquera jamais assez la naïveté et la nocivité de cette politique qui consiste à renforcer les droits des locataires en ignorant les contreparties qui ne manqueront pas d’être exigées par les propriétaires (cautions, augmentation des loyers,…) ou qui consiste à prétendre amener 80% d’une classe d’âge au bac en sacrifiant au même moment le niveau d’exigence de ce diplôme.

La politique ne consiste pas à multiplier les déclarations généreuses mais à régler les problèmes qui se posent, à partir d’une analyse des rapports de force réels au sein de la société. Dire que tous les salariés pourront bénéficier d’un CDI avec des droits élevés conduit à mentir aux Français et à adopter une politique en réalité anti-sociale qui concentre la précarité sur quelques-uns en épargnant totalement les autres. Il est utile de rappeler qu’une large part de la population française a été totalement exonérée des conséquences économiques de la crise de 2008 dont le pays n’est pas encore sorti.

C’est donc la gauche, au premier chef, qui devrait se soucier de l’unification du marché du travail et reprendre en chœur la proposition de contrat de travail unique formulée par Jean Tirole. Un tel contrat verrait ses droits augmenter au fil du temps et pourrait être rompu plus facilement par l’entreprise pour des motifs économiques en échange d’une plus grande prise en charge financière par celle-ci. Les taux de cotisation chômage des entreprises deviendraient ainsi dépendants de leurs pratiques en matière de licenciements, afin de mieux concilier les principes de responsabilisation individuelle et de mutualisation des risques.

Mais le contrat unique n’est pas le seul tabou à faire tomber, car il ne concerne que les salariés du privé. Il serait également justifié que les fonctionnaires, qui bénéficient du privilège de la garantie de l’emploi, contribuent eux aussi au financement de l’assurance-chômage, au nom de la solidarité nationale. Ce faisant, le déficit de ce régime de protection sociale serait résorbé et le montant des cotisations dans le secteur privé pourrait être diminué.

Que dire également du fonctionnement de la formation professionnelle en France, qui bénéficie majoritairement aux insiders (dont les fonctionnaires, qui touchent 35% des 34 Md€ dépensés chaque année) et que très marginalement aux chômeurs qui en ont pourtant le plus besoin ?

Que dire enfin des retraités, qui sont, dans leur grande majorité, les grands épargnés des efforts qui sont demandés à la population à l’occasion de chaque réforme des retraites. Si l’on peut comprendre (sans excuser) la droite de chercher à protéger le cœur de son électorat, on ne peut que s’interroger sur la réforme désastreuse entreprise par la gauche qui ne touche que les jeunes et les actifs, qui devront, de surcroît, éponger les dettes laissées par leurs aînés.

Mais une meilleure intégration des outsiders au sein du marché du travail ne doit pas simplement être vue comme un transfert du fardeau vers les insiders. Par exemple, la mise en place d’un SMIC inférieur à son niveau normal (pour une période temporaire de 2 ans) pour les publics les plus éloignés de l’emploi (jeunes sans qualification et chômeurs de longue durée) permettrait de faciliter les embauches sans toucher en aucune façon au niveau de salaire des insiders. Certes, il n’est pas facile de vivre avec un SMIC, et encore moins avec un sous-SMIC, mais c’est encore plus difficile quand on est au chômage ou en temps partiel subi. Là encore, la politique des bons sentiments doit s’effacer devant la prise en compte de la réalité économique et sociale du pays.

La gauche étant aujourd’hui dans l’incapacité de réformer le pays et refusant de bousculer les syndicats (qui sont d’abord les représentants des insiders), il incombera à la droite de mener ces grandes réformes de résorption des inégalités entre insiders et outsiders et de démontrer, une fois de plus, que le progrès social n’est pas l’apanage de la gauche.

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